INTRODUCTION


L'objet de cette contribution est de présenter les grands principes du contracting system en France, c'est-à-dire des règles et procédures qui régissent les relations entre les acteurs de la construction, en les appréhendant dans leur évolution contemporaine et dans leurs relations aux stratégies d'acteurs.

Dans leur évolution contemporaine, c'est-à-dire en tenant compte des évolutions récentes de la réglementation des marchés de maîtrise d'œuvre et des marchés publics de travaux. Soulignons, de ce point de vue, que le recours à la notion de contracting system, stricto sensu, constitue un anachronisme dans le cas de la situation française, dans la mesure où d'une part, la classification des sources du droit repose sur le principe affirmé de la supériorité hiérarchique de la loi sur le contrat; et où, d'autre part, cette soumission ou cet encadrement du contrat par la loi se trouve, de fait, largement renforcé dans le cas de la réglementation de la construction. Si les marchés de maîtrise d'œuvre ou les marchés de travaux s'apparentent bien à des contrats (contrat de louage d'ouvrage, aux termes du Code Civil), les règles auxquelles ils sont soumis pour leur attribution comme pour une partie de leur contenu relèvent du droit public et ne peuvent pas être modifiées par la seule volonté des parties. Mais une fois cette clarification apportée, la notion de contracting system peut être employée pour désigner ce tissu de relations stables et organisées qui se nouent entre les acteurs, par le biais d'un enchevêtrement de règles, de contrats ou de conventions. C'est dans ce sens là qu'il convient de l'entendre.

Dans leurs relations aux stratégies d'acteurs - tendues vers à vis de la maîtrise des différentes composantes de la "chaîne construction" - celles ci peuvent s'appréhender soit en référence aux différents "stades de la filière construction", si l'on veut mettre l'accent prioritairement sur le processus technico-organisationnel de transformation de la matière physique; soit, en référence aux phases et étapes du projet, si l'on met l'accent plutôt sur le processus comme flux d'informations et d'élaboration décisionnelle. Or, les uns et les autres sont régis en France par un certain nombre de règles qui visent à préserver quelques principes fondamentaux : caractère d'intérêt public de la création architecturale, respect de la concurrence, transparence des marchés publics etc.. C'est également en se fondant sur ces principes que sont justifiés le mode de répartition des tâches et les règles d'allocation des missions entre les différents acteurs, autrement dit des formes de division du travail que le droit vise à stabiliser et à légitimer. Cette division du travail consacre en particulier la séparation entre la conception et l'exécution, ou plus exactement la séparation entre la conception du produit et la conception de sa réalisation.

Or, cette séparation est depuis quelques années remise en cause par la conjonction de deux facteurs. D'une part, les transformations de marchés, qui supposent de nouvelles formes de coordination et de coopération entre conception du produit et conception de sa réalisation, pour répondre aux exigences croissantes de qualité, sous contrainte de coûts et de délais, d'une part.

D'autre part, la redéfinition du champ concurrentiel des grands groupes, c'est à dire la gamme des activités dans lesquelles ils s'impliquent au sein du secteur de la construction, mais aussi dans d'autres secteurs, car elles sont créatrices de valeur par rapport à l'environnement concurrentiel du ou des secteurs considéré(s). A cet égard, les démarches ensemblières développées par les grands groupes en France (Campagnac 1985; 1992) qui visent à couvrir toute la chaîne, depuis l'initiation du projet jusqu'à son exploitation, en passant par la conception et la réalisation, relèvent d'une stratégie qui situe dans l'offre globale de travaux et de services la source d'avantages compétitifs au regard de l'environnement concurrentiel du secteur. Une telle démarche soulève, bien entendu, la question des conditions juridiques ou institutionnelles qui l'autorisent ou non, dans un système national mais aussi à un moment historique considéré. Par rapport à ce questionnement, trois remarques préalables s'imposent.

Une analyse centrée sur l'activité de construction

Pour des raisons de comparabilité avec les autres contributions, nous avons centré le contracting system, en tant que système régissant les relations entre acteurs, sur l'activité de construction et sur les marchés de travaux tels qu'ils sont régis par le Code des Marchés Publics.

Nous ne présentons pas ici le système de la concession de travaux publics ou de la concession de services publics qui occupe cependant une place capitale dans les grands projets en Joint venture et témoigne d'une spécificité indéniable du "modèle français" de gestion déléguée ou de concession de services publics. Nous renvoyons pour l'analyse économique et juridique contemporaine de ce modèle à l'ouvrage collectif dirigé par C. Martinand (1993)

Rappelons simplement ici la définition de la concession donnée par le Conseil d'État en 1916. La concession est

"un contrat qui charge un particulier ou une société d'exécuter un ouvrage public ou d'assurer un service public, à ses frais, avec ou sans subvention, avec ou sans garantie d'intérêt, et que l'on rémunère en lui confiant l'exploitation de l'ouvrage public ou l'exécution du service public avec le droit de percevoir des redevances sur les usagers" (Arrêt du Conseil d'Etat Société du Gaz de Bordeaux 30 mars 1916).

Cette formule se développe très largement en France au XIXème siècle, essentiellement à partir des chemins de fer et de la distribution d'énergie électrique. Mais X. Bezançon (1995) nous en rappelle les lointaines origines médiévales dans son histoire des services publics en France. Il distingue soigneusement la "naissance négative" des services publics municipaux (c'est à dire la naissance "par défaut", d'activités de services publics destinés à faire face à une situation de rareté, ainsi pour l'entretien des routes et des canaux, ou encore la distribution d'eau etc..) qui va donner lieu à une activité réglementaire poussée; et la "naissance positive" de services publics infrastructurels (création des grandes infrastructures telles que routes, ports, canaux et de services visant à couvrir l'ensemble du territoire: transports, magasins généraux, banques etc..) qui vont constituer le véritable terreau de la concession. Ici, la part délégataire-prestataire l'emporte sur la partie réglementaire, et la délégation de l'activité s'accompagne le plus souvent de privilèges exorbitants. Après les précisions, recentrages et modifications qu'elle subit au XIXème siècle, la concession de travaux publics ou de services publics connaît un regain d'usage à partir des années 1970 et un développement de ses applications internationales. Nous renvoyons à l'ouvrage de Marcou (1993), pour l'analyse des différences qui opposent historiquement la conception du système de la concession en France et en Grande-Bretagne. Voir aussi Campagnac et Winch (1997) pour un comparaison de la concession française et du charter anglais.

Les spécificités du système d'acteurs en France

Le contracting system en France se spécifie, comparativement à d'autres pays, et en particulier aux pays anglo-saxons, à la fois par son système juridique et par son système d'acteurs. Citons parmi les spécificités de son système juridique, la distinction capitale entre droit privé et droit public, que ne connaissent pas, de cette manière, les pays anglo-saxons. Rappelons d'ailleurs que le secteur des travaux publics a été l'un des terrains de prédilection pour la constitution du droit administratif, à partir de questions telles que la concession d'ouvrages et de services publics, ou la responsabilité de l'administration à l'égard des usagers dans leurs relations aux ouvrages ou aux services publics. Le droit administratif se distingue à son tour dans le système juridique français par sa source essentiellement jurisprudentielle - ce qui tendrait à le rapprocher sous cet angle du droit anglo-saxon; mais il est, pour le reste, totalement inconcevable et incompatible avec la conception du droit anglo-saxonne. ?

Quant au système d'acteurs, du point de vue notamment des groupes sociaux "pertinents" quant à la direction et à la "gouvernance" de projet, on peut opposer au pouvoir que détiennent les professionnels dans de nombreux pays, en particulier dans les pays anglo-saxons, le pouvoir des ingénieurs en France dans le cadre de grandes organisations, tant au niveau de l'Etat qu'au niveau des entreprises. On peut d'ailleurs faire le rapprochement entre l'existence en France d'un Etat puissant, traditionnellement très centralisé et s'impliquant fortement dans les projets techniques ou industriels, sur le mode de "l'interventionnisme libéral", ce que résume bien la référence au " Colbertisme", et la force du pouvoir industriel reconnu aux entreprises, en particulier les plus grandes, plutôt qu'aux professionnels de la conception ou aux ingénieries indépendantes comme c'est le cas en Grande Bretagne. Ces différences se manifestent particulièrement dans le secteur de la construction, compte tenu de l'importance qu'y occupe la commande publique.

Les années 1980: une période de transformation

La période actuelle est une période de profonde redéfinition du contracting system en France. Cette redéfinition s'est traduite au cours de ces dix dernières années par une refonte du paysage juridique régissant les relations entre les acteurs de la construction . Il convient de noter à cet égard que le droit ne consacre ce pouvoir industriel des entreprises, ni de manière simple et linéaire, ni de manière exclusive. D'une certaine façon, le souci prioritaire va à l'amélioration de la commande publique, et donc à tout ce qui dans la relation à la maîtrise d'œuvre peut y contribuer. Ces enjeux s'expriment dans tout ce qui concerne d'une part, la réglementation des relations de la maîtrise d'ouvrage publique à la maîtrise d'œuvre privée (architecture et ingénierie), et d'autre part, l'organisation de la concurrence et le mode de dévolution des marchés de travaux. Ces deux aspects doivent être pris en compte dans leurs interrelations, pour comprendre l'organisation du " système institutionnel" en France en matière de réglementation de l'activité de bâtiment et de relations entre les acteurs.

La dimension historique et l'organisation chronologique des différentes réformes qui interviennent dans le courant des années 1980 et 1990 sont importantes à prendre en compte; car la production du droit n'intervient pas de manière extérieure aux rapports de force politico-économiques dans lesquels se situent les différents acteurs.

Cette refonte du paysage juridique n'est pas sans relation avec les changements de marché intervenus depuis le début des années 1980 ni avec la tendance consécutive des acteurs à s'orienter vers une plus forte intégration du cycle de production, en particulier autour de l'interface décisive entre conception et réalisation. Il est donc possible d'établir une chronologie fondée sur la mise en relation entre les évolutions du paysage juridique et les stratégies des acteurs face aux changements de leur environnement concurrentiel; pour simplifier l'exposé, nous nous en tiendrons ici à l'examen des seules stratégies des grands groupe. Notre idée est de montrer comment les évolutions juridiques dessinent des opportunités ou des freins à la configuration des "chaînes de valeurs" qu'ils tentent de développer dans la logique des démarches ensemblières. Dans cet esprit, trois grandes étapes peuvent être dégagées depuis le début des années 1980.